LE PARFUM DU PASSÉ

5 Février 2025, 22:50  -  #Plaisir d'écrire

LE PARFUM DU PASSÉ

Avec une série de secousses, le convoi s'ébranle. Deux hommes se mettent à la fenêtre pour regarder le quai interminable dont les lumières paraissent glisser lentement devant eux. L'Orient-Express vient d'entamer ce long voyage de trois jours à travers l'Europe. 

Vingt et une heure, un dernier regard sur la berge de fer qui s’éloigne de plus en plus vite et je me dirige vers ma cabine. Je ne suis pas la seule à déambuler dans le couloir de ce convoi de légende. Les voyageurs vont et viennent à la recherche de leur couchette. Tapis pourpre et or, boiserie en ébène, huisserie en cuivre rutilant, tout traduit l’opulence. Quarante ans se sont écoulés depuis mon premier voyage, et je suis là, prête à revivre une belle aventure. J’ai hâte de prendre place. Alors que je déambule, valise à la main, cédant quelque fois le passage à certains plus ou moins pressés, une lithographie m’interpelle. Je m’arrête un instant pour admirer « la baie de Douarnenez ». L’œuvre très connue d’Eugène BOUDIN m’a toujours fait rêver. Les voiliers, la mer qui se trémousse sous un ciel légèrement tourmenté. Soudain sollicitée, je me retourne :

  • - Magnifique ! vous aimez ?
  • - Comment ne pas apprécier ?
  • - Marie-Judith DUPIN, désolée de vous interpeler de manière fort cavalière mais je suis fan de l’impressionnisme et, paradoxalement, de l’abstrait également. Bizarre me direz-vous ?
  • - Pas forcément, quelle qu’elle soit une œuvre d’art est source d’émotion. Je sais de quoi je parle, c’est mon métier, enfin, je dirais plutôt une passion. Sarah De HALBRON, enchantée

             

Affublée d’un sac à dos, cette jeune femme, qui ne semble pas coller au luxe qui nous entoure, est fort sympathique. Deux générations nous séparent, pourtant, en quelques secondes, l’art pictural nous a réuni. Une discussion amicale s’en suit sur les peintres et leurs œuvres. Juste avant de nous quitter, elle lance :

- Heureusement qu’il ne s’agit pas de l’original…

Devant mon air étonné, elle poursuit :

- Nous venons d’entamer notre fabuleux périple et déjà la police est en alerte ! Il parait que le Stradivarius du Chef d’orchestre a disparu, envolé ! De toute évidence il ne peut pas être bien loin, le train ne s’est pas arrêté, il sera facile de le retrouver.

             

Tandis que nous prenons congé, je ressens comme un malaise. Brusquement ce corridor m’oppresse et les lumières tamisées, qui auparavant traduisaient une atmosphère intime, s’avèrent maintenant angoissantes. Instinctivement je presse contre moi mon sac à mains comme si on devait me l’arracher. Diffusée par haut-parleur centralisé, l’information de Marie-Judith DUPIN est confirmée. Il nous est conseillé de regagner rapidement nos places tout en nous annonçant des fouilles en cours. Pendant le court trajet pour rallier mon antre, tous les visages me semblent suspects. Numéro 47, ça y est, j’y suis…..

J ‘espérais une chambre similaire à celle d’antan et, une fois la porte ouverte, force est de constater que l’ambiance est empreinte de la même élégance intemporelle. Cloisons en bois précieux, tête de lit incrustée de perles, de nacre et de bronze, drap en soie, salle de bain parée de marbre, ma suite murmure le même raffinement que celle d’autrefois. Pour m’octroyer un brin de repos et oublier l’épisode du larcin, je me love voluptueusement dans ce sofa moelleux accolé à la fenêtre. Je contemple ce qui m’entoure lorsqu’un fumet de poisson, qui exhale ses effluves jusqu’à mon compartiment, me caresse délicatement les narines et m’extirpe de mon extase. Cette ambroisie ressuscite quelques vieux souvenirs que je croyais définitivement blottis au fond de ma mémoire. Les yeux mi-clos, je hume cet arôme suave qui me propulse, involontairement, en ce jour merveilleux où….

Le cœur serré, envahie d’une émotion intense, ma vie défile en accéléré pour finir en arrêt sur image.

Vendredi 14 mai 1937, 11h55. Je me souviens précisément de cet instant dans les moindres détails. Père, très précis quant au respect horaire des repas, tapotait à ma porte, me priant de le rejoindre dans le wagon restaurant. Nous devions fêter mes vingt ans à bord de ce monstre légendaire et j’étais impatiente de découvrir la surprise qui m’attendait.  Vêtue d’un tailleur de couleur taupe, bottines à talons bordeaux, sac et gants assortis, je coiffais ma tête de cet élégant chapeau sur lequel trônaient, à l’avant de la calotte, deux petites plumes d’autruche rouges. Dans l’allée centrale luxueusement décorée, je me hâtais, tout émoustillée. Dans ma précipitation, je faillis heurter un couple d’un âge certain. L’espace, faiblement éclairé, était étroit mais intime à la fois. Affublé d’un haut de forme et veste queue de pie, Monsieur cédait galamment le passage à Madame. Sa robe de velours pourpre, cintrée à la taille, lui assurait l’élégance d’une grande dame. Je m’écartais poliment pour libérer l’accès tout en m’abstenant d’effleurer cette panne qui paraissait douce et soyeuse. Entrée dans la salle, je fus éblouie. Prévue pour le confort et le raffinement, la salle me parut spectaculaire. Lumière tamisée, verres en cristal, couverts en argent, tables nappées, cet ensemble glorifiait la richesse. Père, déjà installé, me fit signe de m’approcher, ce que je fis. D’un geste assuré, il héla le Maître d’hôtel.  Véritable livre ouvert sur la gastronomie française, il réveilla nos papilles. Nous options pour un filet de Saint-Pierre sur crème de fenouil aux baies de rose sublimé par un sancerre sur lie. Peu de temps après, le Chef de brigade, veste d’un blanc maculé, épaulettes dorées, pantalon noir, surgit du fond du wagon, plateau à la main. Grand, mince, il portait avec prestance la tenue exigée mais, les yeux rivés sur le petit paquet doré, négligemment dissimulé sur un coin de la table, je ne lui portais aucune attention particulière. Mon visage irradiait. Père m’accorda un sourire complice qui semblait dire « patience ». Lorsqu’une voix claire et douce annonça :

« Mademoiselle, Monsieur, Alexis pour vous servir, bon appétit »,

Sa voix me fit tourner la tête, nos regards se croisèrent et la béatitude opéra. Lorsqu’il présenta le plat, il frôla ma main. Un frisson envahit mon échine jusqu’à en trembler de la tête aux pieds. Terrassée par mes sentiments soudains, visiblement partagés, nous voilà figés tel une statue en bronze de Rodin. Je n’osais bouger de crainte que mes mouvements désordonnés n’alertent Père. Yeux dans les yeux, nous étions dans un état second. J’avais l’impression de flotter au-dessus des convives. Soudain le silence. Ambiance musicale, murmure de conversations cessèrent, seul un bourdonnement d’oreilles m’étourdissait. Je me noyais littéralement dans le bleu profond de ses yeux.  

 

Dans le silence de ma chambre, perdue dans mes pensées, un martèlement incessant à ma porte me fait sursauter. Confortablement installée, je peine à me lever. Petit, moustachu, affublé d’un costume d’époque, ce personnage atypique semble bien décidé à interrompre mon intimité. L’individu, que je crois reconnaître, se présente avant que je ne prononce un seul mot :

- Hercule Poirot en service Madame. Je dois fouiller toutes les cabines, je vous prie de m’excuser pour le dérangement

- Oui je sais, le Stradivarius, mais je doute que vous puissiez le trouver ici

- Peut-être, mais je me dois de tout contrôler

Aussi consciencieusement que s’il devait enfiler des perles, il inspecte le moindre petit coin. A mon grand étonnement, et bien que la taille, n’aurait pas permis d’y cacher un objet aussi volumineux, ma valise fut son premier choix. Je n’avais rien à me reprocher néanmoins une certaine culpabilité m’oppressait. Incapable de me rendre complice d’un quelconque méfait, je ne m’expliquais pas ce sentiment étrangement angoissant ? La crainte d’être accusée à tort ? Probablement liée à une sombre affaire vécue dans les années 50. A cette époque nous venions d’acquérir, tout à fait légalement, une petite merveille, une toile d’Henry Jacques Delpy, peintre de l’école Barbizon. Une fois la transaction terminée, un individu malfaisant en revendiquait la légitimité prétextant en avoir été spolié par l’occupant en 1940. Bien décidé à récupérer cette œuvre de manière frauduleuse, ce malfrat nous a contraint à nous justifier ce qui n’a pas été une mince affaire.

 

A quatre pattes, rien ne semble échapper à ce fin limier. Il scrute avec minutie tous les espaces réduits. Lit, armoire, table basse, toute niche est visitée. Lorsque, en pleine action de recherche, la voix grave de son colistier l’interpelle, il se relève et prend congé. Cet instrument à cordes d’une valeur inestimable, volé ? Je suis perplexe ! Les questions se bousculent. Comment a-t-on pu faire disparaître un objet de cette taille en si peu de temps ? Sachant qu’il n’est absolument pas négociable, quel pourrait en être l’enjeu ? Une demande de rançon ? Encore faut-il pouvoir le cacher en lieu sûr, pas facile ! Monsieur MORESSI aurait-il opté pour une arnaque à l’assurance suite à de grosses difficultés financières ? Pas très malin mais ça s’est déjà vu.  Un gag ? C’est loin d’être drôle ! Bref un vrai mystère….

Pendant que j’extrapole différents scénarios, on frappe à nouveau à ma porte.

- Sarah ? c’est Marie-Judith DUPIN, vite, ouvrez-moi….

Surprise, je m’exécute. Essoufflée, les joues écarlates, les cheveux en bataille, elle s’engouffre dans l’entrée en faisant claquer la porte sur le mur. Effrayée, la voilà qui me tend nerveusement un paquet assez encombrant et visiblement empaqueté à la hâte. A bout de souffle, elle a du mal à articuler des mots qui me glacent le sang :

- Il faut le cacher, absolument le cacher

- Mais de quoi parlez-vous ? Marie-Judith vous me faites peur, de quoi s’agit-il ?

- Le Stradivarius, bien sûr. Il faut le cacher et vite, je l’ai subtilisé !

Au même instant, dans le couloir, le célèbre détective belge tambourine à ma porte en vociférant :

- Police, ouvrez comtesse ou je défonce la porte

Le vacarme assourdissant d’un trio d’illuminés en fête me libère d’une situation rocambolesque. Quel cauchemar ! Je m ‘éveille en sueur. La pluie martèle le hublot, les éclairs zèbrent le ciel tandis que le tonnerre mène la danse. J’ai vraisemblablement dû m’endormir blottie dans les bras d’Alexis. Le train file à vive allure et ronronne à une cadence régulière. Vingt-deux heures, il est temps d’aller dîner. Devant le miroir je redresse quelques mèches rebelles, retouche le maquillage de mes lèvres et m’enveloppe d’un foulard Hermès. Offert par Alexis en 1937, il ne me quitte jamais. La faim me tenaille et, tout en me dirigeant vers le wagon restaurant, je ne peux m’empêcher d’ironiser. « Sérieusement, comment aurai-je pu rencontrer le personnage de fiction fétiche d’Agatha CHRISTIE ?  Et pourquoi « comtesse » ? Mais oui bien sûr…. Dans le roman, posé sur ma table de chevet, Vera ROSSAKOFF est la comtesse russe dont Hercule POIROT tombe amoureux. Enfin tout s’explique ! » Amusée, souriante, je presse le pas et croise deux jeunes gens d’un retour dînatoire animé. Pour leur laisser le passage, je m’appuie contre une petite alcôve. La porte s’entrebâille sous la pression de mon corps. Instinctivement, j’ouvre et, éberluée, je repère, parmi un tas de cartons, un boite triangulaire noire qui ressemble étrangement à un étui de violon. Scellé sur la coque, un écu en étain sur lequel on peut lire « Marco MORASSI ». Le mystère s’épaissit. J’avance ma main et la retire aussitôt de crainte d’y laisser mes empreintes.  Mais alors, que faire ? Impossible de faire marche arrière comme si je n’avais rien vu. Seule dans ce couloir, je cherche une solution lorsqu’une voix brise le silence et me fige sur place :

- Voulez-vous que je vous aide ?

Telle une coupable, je trésaille. L’angoissante sensation d’être faussement accusée. Je cherche des mots explicites, crédibles pour éviter toute suspicion mais, une fois retournée, c’est le choc. « Alexis ! ». Les cheveux poivre et sel, témoins des années passées, mais la même coiffure, les mêmes yeux bleus, la même douceur dans le regard, la même démarche, la même allure et surtout la même voix. J’ai tellement souhaité cette rencontre que j’en tremble. L’émotion est trop forte, je suis paralysée et complètement perdue. Et allez savoir pourquoi, je réponds :

- Oui, je veux bien, merci

Alors que je nous imagine mariés, avec enfants et petits-enfants peut-être, bref heureux ensemble, une dame, élégante comme une gravure de mode, l’appelle :

- Georges, attends-moi

Telle une fumée de cigarette, mon rêve s’évanouit en quelques secondes. Je reste sans voix, déboussolée et déçue mais, quelque part, j’étais soulagée.

Après les présentations d’usage, Sarah, Georges et la belle inconnue empoignent le coffret et ouvrent le couvercle. Bien en évidence sur la doublure de velours pourpre, une note sur laquelle est inscrit « Stéphane PIERRE-BRUNE ».  L’air soucieux, Georges, contrôleur dans la Norwich Union assurance, se précipite sur son téléphone. Quelques instants plus tard, l’énigme est quasi résolue. Stéphane PIERRE-BRUNE, était fiché comme malfaiteur notoire. Il restait à dévoiler un complice pour formaliser l’arnaque. L’enquête révéla plus tard qu’il s’agissait de Marco MORASSI. Ruiné par des placements hasardeux, Marco MORASSI visait la fraude à l’assurance.

Durant la poursuite de notre voyage des affinités virent le jour. Chaque arrêt marquait une page d’un livre ouvert sur l’aventure de ce train de luxe. Certains, vantaient les beautés de l’Italie, Rome et son colisée, Pise et sa célèbre tour penchée, Naples et sa côte Amalfitaine. D’autres juraient par tous les diables que rien au monde ne détrônerait la tour Eiffel et la cathédrale Notre Dame. Quant à ceux qui avaient déjà bourlingué bien au-delà des frontières européennes, ils étaient loin de rester muets. Bref, un circuit touristique complet sans les visites. Le terminus fut l’occasion d’une halte prolongée durant laquelle quelques amitiés naquirent. Ma complicité artistique avec Marie-Judith DUPIN se révéla le déclencheur d’une virée majestueuse dans la seule ville au monde qui embrasse les deux continents, l’Europe et l’Asie. Loin de l’impressionnisme, le Palais Topkapi, la basilique Saint-Sophie avec ses mosaïques byzantines furent un ravissement. Férues de découvertes, nous n’imaginions pas quitter Istanbul sans admirer les rives du Bosphore depuis la mer. À l’appontement de Kabakas, Georges et sa compagne, nous ont rejoint.  Nous voilà embarqués, tous les quatre, sur le ferry. Je le trouvais pâle, l’air assombri. Je m’efforçais d’éviter son regard, terrifiée à l’idée de m’évader à nouveau dans les méandres de mes désirs inassouvis passés. Tout au long de la traversée de ce détroit, qui relie la mer Noire à la mer de Marmara, Yali et palais ont défilé sous nos yeux émerveillés. Seul Georges semblait, détaché, soucieux. Assise à ses côtés, je fus soudain bouleversée. Je n’en croyais pas mes yeux. Mon pouls s’accélérait et tandis que mon sang se glaçait, des frissons parcouraient mes membres à la vitesse de l’éclair. Au-delà de cette étrange ressemblance, la petite fossette nichée au coin de la commissure de ses lèvres venait de le trahir. Était-ce une hallucination ? Une illusion ? Un désir profond que ce soit réellement lui ? Une coïncidence ? Impossible, la fovéa mentalis est rarissime, ce ne peut être qu’Alexis ! Comment contenir mes émotions alors que les souvenirs me rattrapaient. Pourquoi feindre d’ignorer les sentiments qui jadis nous liaient ? D’un geste brusque je dénouais le foulard attaché autour de mon cou. Le caresser me rassurait. Au même instant je sentais la pression de son étreinte et son doux baiser lorsqu’il me l’avait offert. Dans un état second, impossible de réfléchir. Devant mon expression hagarde de chien battu, Georges vint soudain à mon secours :

- Tu l’as gardé ? Depuis tout ce temps ?

Pétrifiée je me risquais à répliquer :

- Témoin d’un amour sincère et profond, il ne m’a jamais quitté

Libéré d’une situation qui pesait, Georges poursuivit :

- Pour la seconde fois le hasard nous réunit. Je suis bien Alexis, le serveur de 1937. Je n’ai jamais cessé de t’aimer et, pour te retrouver, j’ai arpenté plus d’une fois les rames de l’Orient Express. Dès que je t’ai aperçue, je n’avais qu’une idée, te prendre dans mes bras. Mais après tant d’années, avais-je le droit de m’immiscer dans ta vie ? Je restais à distance pour nous éviter de nouvelles souffrances mais continuer à te côtoyer sans oser me dévoiler devenait un véritable supplice.

- Non Alexis, ta femme….

- Je ne suis pas marié, c’est ma nièce qui m’accompagne. Depuis toujours, allez savoir pourquoi, elle m’appelle Georges

Le visage de Sarah s’était illuminé. Radieuse, elle murmura :

- Chut ! Profitons de l’instant présent. Écoutons la blessure de nos cœurs se cicatriser.

Les yeux embués d’émotion, Sarah s’approcha d’Alexis. Il enroula tendrement les bras autour de ses épaules. Une légère brise marine caressait leur visage mais ils restaient là, blottis l’un contre l’autre. Tandis que le moteur du bateau ronronnait doucement, les reflets du soleil couchant se noyaient dans les flots sombres du Bosphore.

 

Main dans la main, il semblerait qu’une nouvelle vie commence pour Sarah et Alexis…

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